20 mars 1972 : 40 ans… déjà ! L’année où une hirondelle a fait le printemps. On sait que Véronique n’a pas le goût de la nostalgie, qu’elle préférera toujours les airs qui lui trottent dans la tête aujourd’hui à ceux qu’elle a gravés hier, mais on ne peut tout de même pas laisser passer l’anniversaire d’un album qui a fait exploser les codes de la chanson française ! « Besoin de personne, y a quelqu’un qui l’a dit / Autour de miroirs fragiles », a-t-elle écrit dans l’album « Plusieurs lunes »… À l’occasion d’une nouvelle mise en lumière sous la forme d’une superbe réédition, prenons le temps de traverser ces miroirs : voici tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le premier album de Véronique, sans jamais oser le demander ! Pour leur disponibilité et leur émotion parfaitement intacte, un grand merci à Violaine Sanson-Tricard et à Bernard de Bosson, ainsi qu’à Franka Berger, qui ont accepté de se replonger 40 ans en arrière, pour nous conter cette aventure comme ils l’ont vécue.
1972-2012 : Amoureuse
Paris début des années 1970. Dans les beaux quartiers, des parents cultivés, drôles, musiciens, pas bling-bling pour deux sous. À cette époque, les enfants font de longues études, prévoient d’entrer dans le vie active autour de la trentaine. Le temps est à l’insouciance : on teste sa créativité – sans plan de carrière. On se cherche, on vit dans l’instant. Et la musique est partout. Les pianos dansent. Celui des parents de Véronique, au 5e étage, sur le rond-point. Ceux, tête-bêche, des parents de Michel Berger, non loin, boulevard de Courcelles.
« Les pianos résonnaient en permanence, toute la famille en jouait ». Les souvenirs de Franka, la sœur de Michel, rejoignent ceux de Violaine, la sœur de Véronique :
Véronique et Michel. Michel et Véronique. Une même envie de faire sonner la langue française aussi bien que l’américain ou l’anglais, une même volonté de s’affranchir des usages (on joue par oreille), d’intégrer des rythmes venus d’ailleurs (le père de Véronique rapporte toujours des disques de ses voyages et Michel a une passion pour les instruments venant de pays lointains). Et l’écriture au cœur de leur vie : « Ils s’écrivaient tout le temps, une correspondance d’un romantisme à faire pâlir George Sand et Chopin ! », raconte encore Franka Berger. Des lettres comme autant d’exercices pour surprendre l’autre, le faire rire, l’émouvoir, lui parler d’amour. La gémellité des deux jeunes gens – et c’est très troublant – va jusqu’à leur façon de dessiner les lettres sur le papier : ils ont exactement la même écriture.
L’émulation fonctionne à merveille : chacun veut surprendre l’autre le plus souvent possible, et Véronique se constitue ainsi une réserve de chansons qu’elle exploitera encore bien des années plus tard. Michel compose et enregistre Puzzle, concerto pour piano, orchestre symphonique et formation pop. Durant 7 mois, Véronique travaille à son tour à un concerto pour deux flûtes, deux clarinettes et orchestre dont les partitions ont en partie été retrouvées, et dont elle peut encore aujourd’hui vous fredonner un mouvement…
Printemps 1971. Bernard de Bosson, sous la houlette de Daniel Filipacchi, monte une nouvelle maison de disques, synthèse française des prestigieux labels américains Warner, Elektra et Atlantic. Il y engage Michel, alors directeur artistique chez Pathé Marconi, comme producteur. Il raconte – le destin est parfois joueur – quelle chanteuse à la recherche de nouveaux titres écoutera très tôt les maquettes de Véronique…
Comme il vient de le dire pour la 28e fois (et on l’en remercie !), Bernard de Bosson fond en larmes en écoutant Véronique piano solo dans un petit studio d’enregistrement parisien durant l’été 1971. « Si on ne la signe pas, je vous tue », lance-t-il à Michel et à Jean-Pierre Orfino, son directeur de production.
C’est ainsi que Véronique Sanson devient la première signature française d’Elektra, label synonyme aux États-Unis d’artistes aussi prestigieux que les Doors ou Judy Collins, et dont le logo est un papillon aux ailes multicolores. Pour le clin d’œil, sur les 45 tours, c’est une chenille qui est utilisée.
Paris, Studio de la Gaîté, décembre 1971. Les séances d’enregistrement de ce disque dont la critique saluera d’emblée la modernité se font… à l’ancienne, avec une prise de son en direct. Le premier jour, Véronique chantera pendant plus de 9 heures d’affilée ! Elle explique à l’époque à Salut les copains : « C’est vraiment comme ça que je conçois un enregistrement : en direct avec des musiciens qui en veulent. […] Avec un casque sur la tête, je suis mal à l’aise et j’ai l’impression de chanter trop fort. Tandis que comme ça, j’ai chanté, heureuse, pendant deux jours. Je crois même que nous étions tous très tristes que ce soit déjà terminé. » Oui, vous avez bien lu : deux jours de séances d’enregistrement pour les 12 titres du disque, qui se referme sur un Pour les Michel fredonné à l’intention des deux hommes qui ont dessiné avec elle les couleurs de ce premier album : Michel Berger, et Michel Bernholc, son indissociable alter ego, qui signe les arrangements…
Pour la pochette, une séance photos est organisée par Michel avec Francis Giacobetti, qui travaille dans le même groupe de presse que sa sœur Franka. « Michel s’occupait souvent de mes enfants et c’est naturellement qu’il a emporté avec lui le petit piano rouge de Marine le jour de la séance. » À noter, l’album ne s’appelle pas encore Amoureuse ; ce n’est que lors de l’édition en CD que le titre s’officialisera sur la pochette.
Un premier album sur un label tout neuf, la qualité et la nouveauté des chansons, la fraîcheur et la poésie qui s’en dégage, leur format court et cette simplicité apparente des mélodies que l’on peut fredonner dans la rue, le minois désarmant de charme de la jeune femme… Toute l’équipe déborde d’enthousiasme, chacun est persuadé qu’on tient là une petite bombe qui ne peut que secouer la chanson française. Encore faut il le faire savoir…
C’est donc Besoin de personne que les radios choisissent, et qu’on entend bientôt sur toutes les ondes.
Véronique, à l’époque, au magazine Stéphanie : « Il est normal que Besoin de personne soit la chanson de mon 33 tours qui ait le mieux marché car elle exprime ma philosophie : je veux me sentir libre, choisir seule mon style de vie, mes vêtements, mes amis, sans tenir compte des autres. Car Besoin de personne ne veut pas dire que je cherche la solitude. Cela veut dire : besoin de personne pour me conseiller. » Et à propos de deux autres titres de l’album, dans 20 ans : « Mariavah, c’est une ville imaginaire. Elle est née dans ma tête et je la vois au sud du Brésil. Elle est blanche et elle est douce. Je n’ai jamais regardé sur un atlas si elle existait. Je m’en fiche, le nom est beau, il sonne bien, vous ne trouvez pas ? Louis, je trouve que c’est un beau prénom. J’en connais très peu dans la vie, mais ça ne fait rien. »
La presse est unanime. Et les journalistes mâles n’hésitent pas écrire qu’ils sont amoureux ! Éric Vincent, dans Mademoiselle Age Tendre parle d’un « bouquet de chansons qui ne sort pas des jardins habituels » et de « l’éclosion d’un personnage qui ne ressemble pas tout à fait à tous les autres », mais termine son interview par ces mots : « J’aimerais n’être pas tributaire du temps. L’idéal serait de foutre cette interview au panier et d’aller vérifier si Véronique est comme elle le prétend, la championne des tomates à la provençale. L’idéal serait de la laisser parler sans la questionner, de la regarder s’agiter, se taire, marcher, jouer du piano. »
Signée Philippe Koechlin, la chronique de l’album dans les colonnes de Rock & Folk d’avril 72 dont la fin est particulièrement savoureuse : « Comme du côté des chanteuses de variété française, on est en train de retomber vingt ans en arrière, il faut saluer la fraîcheur, l’apparente fragilité, la douce fermeté, le balancement discret mais sûr, le vibrato super-in de Véronique Sanson. Une espèce de limpidité très Tamla, si vous voyez… Si seulement ça pouvait marcher. »
Les radios résonnent, la presse s’enflamme, la télévision ne sera pas en reste. Bernard de Bosson a fait écouter l’album à Denise Glaser, dont le Discorama est la messe dominicale des amoureux de chansons et le passage obligé de tout artiste qui aspire à la reconnaissance. Denise adore, évidemment, mais joue cartes sur table : elle-même vient de découvrir une jeune chanteuse un peu dans la même veine, et souhaite la programmer d’abord. C’est seulement en juillet que Véronique aura les honneurs du plateau nu et des célèbres silences de l’animatrice, après qu’elle aura présenté une certaine Catherine Lara. Mais dès février, le pape des variétés à la télévision lui tendait la main :
Rétablissons ici la vérité historique. Véronique aura donc manqué son premier rendez-vous télé par excès d’exigence, mais son équipe finira par lui faire entendre raison, et elle acceptera de se plier aux impératifs de la petite lucarne. Pour son tout premier plateau, chez Danièle Gilbert, puis pour le suivant, c’est donc en playback qu’elle interprète d’abord Besoin de personne. Mais elle se rattrape ensuite, et c’est bien chez Guy Lux qu’elle fait entendre en direct la chanson pour la première fois.
À peine cette promo commencée (ces deux premiers passages télé ont lieu début mars), qu’il faut se frotter à la scène…
« Enregistrer, projeter de la musique vers le public, ce n’est pas le contact avec le public. Et c’est cela que j’ambitionne. La scène. » (Plein Feux, juillet 1972). Le baptême du feu sera donc le cabaret de la Tour Eiffel en mars, en première partie de Guy Mardel. Tous ont le souvenir des pires conditions de piano-bar devant des tablées d’étrangers davantage intéressés par le contenu de leur assiette, alors qu’il n’y avait apparemment pas de quoi : Violaine se souvient « avoir économisé un mois de salaire pour se payer une coquille Saint-Jacques et demie. Dégueulasse, en plus. »
À la même époque, Véronique chante avec Julien Clerc dans l’émission de radio de Philippe Bouvard, RTL Non Stop, enregistrée en public au Châtelet : « On a beau être prévenu, cela fait un choc ; surtout moi qui suis timide. […] Dans le fond, est-ce vraiment un handicap ? La scène et le public, c’est notre revanche à nous, les timides… Je le saurai cet été », dit-elle à un journaliste de Salut les copains, avant d’entamer une tournée en compagnie de Julien Clerc et Pierre Vassiliu, précédée d’un premier gala à Argenteuil en ouverture de Michel Polnareff.
Bref, en quelques mois, et grâce au succès d’une chanson (les ventes d’album sont encore modestes, c’est le 45 tours qui bat des records), Véronique Sanson est devenue ce que l’on appelait alors une vedette.
Alors que déjà, Véronique et les Michel préparent le second album, moins d’un an après l’enregistrement du premier, Bernard de Bosson, qui croit dur comme fer à une destinée internationale pour Véronique, lui fait enregistrer les versions anglaises de quatre titres, et prépare l’album anglophone.
Il ne s’est pas trompé : l’accueil des Anglais et des Américains sera d’un enthousiasme absolument inédit pour une chanteuse débutante qui vient leur susurrer à l’oreille que la France a peut-être un peu changé depuis Édith Piaf et Maurice Chevalier :
au New York Times, on indique qu’« il n’y a pas de raison pour que la musique de Mlle Sanson ne s’intègre pas dans celle de notre pays ». On lit dans le Melody Maker, sous sa photo grand format, qu’elle « est à peu près la seule artiste française qu’on est sûr de promouvoir à travers le monde » et dans le Billboard que l’album possède de « nombreux atouts, en particulier la voix de Véronique qui balance bien, et les riches arrangements ». La presse européenne n’est pas en reste, mais faute de promos sur place, ces versions ne connaîtront pas le sort qu’elles méritaient…
[…] professionnellement parlant, je me sentais désorientée. Le premier album de Véronique Sanson venait de sortir et me bouleversait sur tous les plans – je l’écoute encore aujourd’hui. L’originalité et la qualité des mélodies, des textes, de la réalisation et du chant étaient telles que toutes les chanteuses françaises me paraissaient larguées, à commencer par moi. Trente-cinq ans plus tard, force est de reconnaître que l’arrivée sur la scène française de Véronique Sanson et de Michel Berger, qui avait coproduit son album et sortirait le sien peu après, donna le coup de grâce au style yé-yé agonisant qui avait dominé les sixties. Comme si les influences anglo-saxonne et américaine […] étaient définitivement digérées, et ressortaient en quelque chose de beaucoup plus mûr musicale-
ment, de plus personnel aussi. Bien sûr, il y avait déjà Julien Clerc […] dont l’originalité ne faisait aucun doute, mais il était d’abord latin et lyrique, alors que, tout en innovant radicalement, Véronique Sanson et Michel Berger avaient une dimension plus internationale, du simple fait qu’ils étaient aussi rythmiques que mélodiques et que leurs réalisations, aérées, efficaces, sensibles et musclées, n’avaient rien à envier à celles d’outre-Manche ou d’outre-Atlantique.
FRANÇOISE HARDY
À l’automne 1972, après Besoin de personne, c’est Comme je l’imagine et Chanson sur ma drôle de vie qui confirmeront le succès de Véronique.
La chanson Amoureuse, si elle devient très vite le titre culte des Sansonniens, n’est pas à l’époque un succès public. Durant toutes les années ’70, Véronique la donne en concert rabotée d’un couplet, et elle disparait du répertoire de scène pendant les années ’80. Ce n’est qu’avec l’enregistrement symphonique en 1989 qu’elle trouve vraiment la place de choix qu’elle n’a plus quitté depuis.
Mais, hors de France, elle a connu un destin fulgurant. C’est d’abord par elle que le public québécois adopte Véronique, et l’accueille dès 1973. Et à la suite de ses deux versions anglaises (Artie Wayne, chez WEA aux États-Unis, n’avait pas attendu l’adaptation « anglaise » de Gary Osborne pour la proposer à Patti Dahlstrom qui en écrivit la version « américaine » sous le titre Emotion, celle que chantera Shirley Bassey), elle connaîtra à travers le monde plus d’une trentaine d’interprètes dans au moins 6 langues.
Toutes ces versions sont à découvrir sur la page AMOUREUSE, REPRISES.
En mars 1972, Véronique Sanson, Michel Berger, Michel Bernholc, et Bernard de Bosson avaient la certitude de publier plus qu’un excellent album. Un disque qui ferait date dans l’histoire de la chanson. Au-delà donc des qualités musicales indiscutables de l’album, leur foi et leur persuasion ont beaucoup contribué à faire de cette sortie un événement.
Nous savons aujourd’hui qu’ils avaient raison, et que non seulement ce premier album de Véronique Sanson marquait l’éclosion de deux artistes majeurs de la chanson française, elle, dans la lumière, et Michel – dont le nom mettrait encore quelques mois avant de briller par lui-même – dans l’ombre, mais aussi ouvrait la porte à toute une génération.
Certes, Michel Polnareff et Julien Clerc avaient déjà amorcé le virage d’un yé-yé qui s’essoufflait en y insufflant leur culture de pianistes classiques. Mais Véronique Sanson et Michel Berger, en réconciliant la poésie de Barbara, les arpèges de Bach et Chopin, les rythmes latinos de Sergio Mendes, le groove de Ray Charles et le beat pop des Beatles, installaient une nouvelle référence, et annonçaient les Sheller, Lara, Jonasz, Souchon, Voulzy, Chedid, qui en quelques petites années allaient redessiner le paysage de la musique populaire en France.
Véronique Sanson s’installait comme par effraction dans le cœur du public. Avec son charme, sa différence, ses excès, son talent. Elle y est toujours.
En guise de mot de la fin, Bernard de Bosson revient sur une trajectoire et une personnalité vraiment pas comme les autres :
Pour célébrer comme il se doit ce quarantième anniversaire, Warner Music France a réédité l’album Amoureuse remasterisé, augmenté des maquettes préparatoires piano-voix enregistrées en juin 1971, dont quelques extraits illustrent les interviews de cette page, ainsi que des versions étrangères chantées par Véronique, et d’un duo inédit enregistré en 2012 avec Fanny Ardant.
Cette réédition est associée au dvd de la tournée 2011 immortalisée à Bruxelles, et également disponible dans un superbe coffret collector.